Une nouvelle de Saskia Volsik Leuzzi, ancienne étudiante d’ Hypokhâgne, lauréate du concours 2025 « En premières lignes » (premier prix ex aequo).
Je suis en bas, assis depuis quelques heures, et je regarde cet intérieur que les hommes de nos jours ont cru bon de partager aux yeux de tous. Je regarde cette femme aux longs cheveux blonds qui sert à manger à une petite fille aux cheveux blonds, comme elle. Je sais qu’elle lui sert des petits pois puisque c’était écrit ce matin sur le menu de la semaine.
J’imagine la buée qui embrume les lunettes de la petite fille à cause de la vapeur des petits pois, et je me rends compte pour la première fois que cette petite fille est enfermée dans un monde de vitres. Derrière ses lunettes, dans cet appartement, dans sa vie de petite fille. Elle est sûrement en train de raconter sa journée à l’école à sa mère qui ne l’écoute que d’une oreille distraite puisqu’en réalité elle pense certainement à la nuit d’amour qu’elle va passer avec son mari. Elle le sait : dès que son mari est en retard à cause d’une réunion, il revient avec un bouquet de fleurs à la main et avec un sourire aussi radieux que celui d’une petite fille devant une assiette de petits pois. Elle aime bien froncer les sourcils et faire comme si elle était fâchée, mais en réalité elle adore quand son mari rentre tard. Déjà, elle a sa fille pour elle toute seule au moment de la coucher et elle adore lui raconter des histoires. Mais surtout, elle aime les fleurs et faire l’amour et son mari.
Je regarde la décoration de cet appartement : quelques tableaux, un miroir, un canapé beige, une lampe beige, des murs beiges, une table beige. Heureusement, les petits pois sont verts.
La fille s’appelle Louise, ou Lilas, je ne sais plus trop parce qu’elle a un de ces noms un peu beiges qu’on retient autant qu’un appartement avec une décoration beige. La mère s’appelle sûrement Caroline, et elle fière de sa décoration comme toute mère qui sert des petits pois pois à sa petite fille en pensant à son mari. Caroline a de longs cheveux propres parce qu’elle les lave tous les mardis, jeudis et dimanches. Elle a aussi de longues mains de pianiste parce qu’elle joue du piano et elle a les yeux bleus parce qu’elle s’appelle Caroline et qu’elle est fière de sa décoration beige. Caroline n’est pas comme les autres : elle a quelques secrets inavouables qui font d’elle une personne profondément différente qui cache juste bien son jeu.
Je me souviens de ces moments où j’ai découvert ses secrets. Je l’observais, comme maintenant, et j’ai senti dans son regard fuyant, dans le léger tremblement de ses membres, j’ai senti tout le poids qu’elle devait porter en elle, et toute la difficulté que c’était pour elle de garder cachés ses secrets.
Elle a trois secrets qu’elle n’avouera jamais à personne. Elle a honte du premier, mais elle ne peut pas s’en empêcher, c’est plus fort qu’elle.
Caroline s’aime.
Elle s’aime beaucoup, plus qu’elle n’a jamais aimé personne et que personne ne l’a jamais aimée. Ce qu’elle préfère en elle plus que tout c’est son reflet. Son reflet est à l’origine de tous ses choix, toutes ses décisions, tous ses souhaits : si elle a voulu déménager dans ce nouvel appartement, c’est parce qu’il a des vitres et qu’elle peut se lever la nuit quand il fait noir pour regarder son reflet. Elle le fait tout doucement comme une jeune adolescente qui fugue de chez ses parents. Elle s’approche de la vitre, observe longuement son reflet, le touche du bout des doigts, caresse les contours de son visage, sourit parce qu’elle aime son sourire et elle pense que son mari l’a épousée pour son sourire. Parfois, mais rien que d’y penser elle en a des frissons, parfois dans un élan de folie elle embrasse son reflet, et malgré elle, elle adore ce contact froid de la vitre sur ses lèvres chaudes de plaisir et de honte. Son baume à lèvre laisse une légère trace sur la vitre qu’elle essuie furtivement du bas de sa robe de nuit. Ensuite, elle s’observe sous tous les angles et se félicite d’habiter dans une nouvelle maison dont les murs ne sont plus des murs. Son mari a travaillé dur pour ce nouveau chez-soi, et c’est aussi pour cela qu’elle a pris tant de soin à le décorer en beige.
Mais Caroline a aussi un autre secret inavouable. Celui-ci est moins honteux mais bien plus embarrassant.
Caroline a le vertige dans sa maison.
Le jour, elle ne peut pas se scruter dans la vitre, même quand sa fille et son mari ne sont pas là. Dès qu’elle s’approche, au lieu de voir son magnifique reflet, elle est appelée par le vide : il lui donne envie de plonger. Caroline a tout sacrifié dans sa vie pour cet appartement, son mari s’est épuisé au travail pour qu’elle puisse y vivre. Caroline voulait dominer le monde, le surplomber, regarder du haut de sa tour le panorama urbain, une tasse de café à la main quand son mari et sa petite fille ne sont pas là. Caroline fait un rêve qui s’est répété tant de fois pendant son sommeil avant de venir habiter ici. Caroline s’imagine tout en haut de l’appartement, une tasse de café à la main encore très chaude. La vapeur du café vient embrumer la vitre et, si elle en a envie, elle peut écrire un message sur la vitre dans la buée. Elle a souvent fait ça petite dans la voiture de son père ou sous la douche. Dans son rêve elle hésite très longtemps sur le choix des mots qu’elle veut écrire sur sa vitre, sur le message qu’elle veut adresser à l’humanité. Puis son doigt tout tremblant se dresse, il se rapproche toujours plus de la vitre, et elle écrit dans une jolie écriture cursive : Moi.
Je suis en bas sur un banc depuis quelques heures, bientôt la petite va aller se coucher. Caroline va certainement amener sa fille au lit, elle va lui lire une histoire, puis elle va débarrasser la table beige, tout mettre dans le lave-vaisselle et quand son mari rentrera avec un bouquet et un sourire, elle aura déjà installé un vase rempli d’eau sur la table.
Il fait chaud dans l’appartement, sur mon banc il fait froid. Je devrais peut-être rentrer.
Mais je n’y arrive pas. Je suis cloué ici, sur mon banc à observer cette Caroline. C’est quand-même étrange d’être une Caroline.
Son troisième secret c’est le chocolat.
Elle en mange parfois plus de trois carrés. Voilà, je viens de dévoiler ses trois grands secrets inavouables. Vous savez donc maintenant que Caroline n’est pas une Caroline comme les autres.
Je me lève de ce banc, traverse la rue, atteint la porte de l’immeuble. Je saisis le code que je connais par coeur, comme tous les mots que j’emploie au bureau, comme tous les nombres que je manipule au travail, comme tous les sujets de discussion que j’engage avec mes amis. Je pousse la porte lourde puis insère le deuxième code que je connais par coeur, comme toutes les mimiques faciales à adopter en société, comme toutes les citations que je récite pour briller, comme toutes les blagues que je prononce pour faire rire. J’appuie sur le bouton « 8 » de l’ascenseur qui permet à ma femme de dominer le monde, d’en être la reine !
Une fois arrivé en haut je m’imagine ouvrir la porte avec mes clés qui ont fait un petit bruit en s’entrechoquant dans ma poche toute la journée : « Le bruit du bonheur qui nous rappelle qu’un chez-soi nous attend quelque part » dirait mon collègue Bertrand ou Lionel avec un sourire fier, presque mélancolique sur le visage.
Je m’imagine traverser la pièce, marcher dans mon salon beige pour me tenir debout face à la vitre.
Vous ne saurez jamais si je regarde les lumières de la ville tel un roi admirant son domaine, si je regarde mon reflet tel un homme narcissique ou si je regarde les légères traces qu’ont laissées les lèvres de ma femme tel un homme qui sait que sa femme n’est pas une Caroline comme les autres. Puis, je reculerai doucement, prendrai de l’élan, courrai, passerai à travers la vitre, sauterai et atterrirai sur le toit de l’immeuble en face. Les éclats de verre de la vitre voleront tout autour de moi au ralenti : j’aurai vaincu le vertige des rois et mon humanité.
Mais je sors les clés de ma poche, revoit le doux sourire pathétique de Bertrand ou Lionel qui me fait plus horreur que le salon beige des Caroline. La clé tourne, j’ouvre la porte, ma femme m’attend derrière, un air faussement fâché sur le visage. Je ferme la porte, lui tend un bouquet de fleurs qu’elle fait semblant d’hésiter à prendre. Elle le met finalement dans le vase déjà rempli d’eau puis je l’attrape par la taille ce qui la fait rire d’un rire beige. Comme elle se laisse faire, je murmure « Tu m’as manqué. Je suis désolé ». Elle ne répond pas mais sourit. Puis elle m’amène dans la cuisine pour me montrer le nouveau dessin de notre fille qu’elle a accroché avec un magnet que son père lui a apporté d’un de ses voyages dans le Sud. Je dis que notre fille est quand-même
douée, elle rit. Puis on fait l’amour, mais pas trop fort pour ne pas réveiller la petite. Plus tard dans la nuit, quand elle croit que je dors, elle se lève discrètement, comme une adolescente en fugue, elle se rapproche de la vitre et touche amoureusement son reflet. Ses doigts sont longs et son vernis est beige, « discret et joli ».
Le matin, quand elle se réveille, son mari est déjà parti au travail. J’ai laissé une carte sur la table pour lui dire que j’ai du partir tôt, que j’avais beaucoup de travail en ce moment, mais que je rentrerai à temps pour manger le gratin ce soir. Je l’ai vu sur le menu. Elle relit longtemps cette petite carte, certainement signée Charles ou François.
Puis elle amène sa fille à l’école et rentre pour préparer le gratin. Parfois elle revient dans le salon pour sentir le bouquet que son mari lui a offert. Elle pense qu’elle est la femme la plus heureuse du monde. Ou du moins, elle le serait si elle n’avait pas le vertige et si elle pouvait manger autant de chocolat qu’elle voulait ou si elle pouvait elle aussi reculer, prendre de l’élan, sauter à travers la vitre, les débris de verre volant autour d’elle. Peut-être qu’elle serait plus heureuse si elle n’était pas Caroline.
Puis après tout, se dit-elle, elle n’est pas une Caroline comme les autres puisqu’elle a trois secrets qui la rendent unique.